Dans la peau d’un intouchable, de Marc Boulet

Marc Boulet, qui s’était déjà fait passer pour un Chinois en Chine, a réitéré l’expérience comme intouchable à Vârânasî. Il a appris l’hindi, a coloré sa peu et ses cheveux, a sali ses vêtements pour passer inaperçu parmi les Indiens. Son objectif : survivre en mendiant et narrer l’histoire.

Déjà, se faire passer pour pauvre serait une entreprise malvenue s’il n’y avait pas un livre derrière. Sur le chemin de Saint-Jacques, je m’agaçais quand des personnes aisées jouaient au pèlerin pauvre.

Son livre, publié en 1994, est très controversé. La date de publication est à mentionner. Ce livre ne concerne ni l’Inde actuelle, ni le style des auteurs depuis quelques années. Je m’explique : ses idées sont tranchées, franches et brutales. Pas d’euphémisme, il n’hésite pas à utiliser le mot « pédé », par exemple. Aujourd’hui, la liberté de l’écrivain est vraiment limitée, un peu trop à mon goût. Mais là où Houellebecq peut être drôle ou poétique, Marc Boulet se contente de nous livrer ses pensées noires.

Marc Boulet offre un récit honnête. Qui dit honnêteté, dit propos désagréables. Marc Boulet ne provoque aucune sympathie, tant il critique à longueur de pages la saleté, par exemple. Il passe pour un macho et se croit séduisant, parce qu’une Indienne le regarde. Quand il se rince l’œil, je l’ai trouvé plutôt prédateur que séducteur.

Marc Boulet malmène le lecteur par ses colères et ses sempiternelles réflexions acides. Les amoureux de l’Inde, les aveugles j’ai envie de dire, aimeraient lire un récit féérique, même parmi les dalits (intouchables). Ce livre n’a pas été écrit pour plaire et ce n’est pas moi qui vais lui jeter la première pierre, tant j’ai voulu adopter la même conduite pour mon premier livre.

Par conséquent, je comprends les critiques négatives sur ce livre. Même en 1994, il aurait été bien que l’éditeur proposât quelques reformulations sur des propos malheureux.

Néanmoins, il n’en reste pas moins que ce livre est à lire. Certains diront « autant lire un livre écrit par un dalit » comme l’excellent Joothan. Je ne suis pas d’accord : il faut lire les deux. C’est toujours intéressant quand un Occidental sort de sa zone de confort. D’ailleurs, Marc Boulet se sent indien lors de sa transformation : personnellement, je n’y ai pas trop cru. Et puis, on peut tout dire « sa femme était dans un hôtel pas loin », la performance fut remarquable. Qui a dormi et mendié dans une gare ou près du Gange ? Il ne se trouve pas courageux, si, il l’est, même s’il avoue que son projet était motivé par la recherche du succès. Aucun écrivain ne peut le condamner sur ce point. De toute façon, un livre n’est pas écrit pour plaire, pour susciter des émotions positives, ou alors il faut lire un roman de gare léger.

Le long du Gange d’Ilija Trojanow

De la source du Gange jusqu’au delta, à pied, en rickshaw, en bateau gonflable, en bus, en train, Ilija Trojanow et une certaine Pac (une amie ? sa compagne ?) voyagent aux débuts des années 2000.

Mon opinion sur ce livre est partagée.

Je regrette que ce livre soit dépourvu d’émotion, d’humour et de précisions sur les deux voyageurs. Je qualifierais ce livre de « blog froid », d’autres diraient « pudique ».

De plus, le style n’a rien de particulier. C’est un récit de voyages, les images ne sont pas percutantes, sauf quand ce sont de vraies photos.

Enfin, si les efforts de l’auteur pour expliquer la mythologie indienne sont louables, j’ai sauté les pages concernant ce thème, parce que j’ai lu le Mahabharata, merveilleux ouvrage de Jean-Claude Carrière

Toutefois, pour l’amoureux de l’Inde que je suis et parce que je ne connais pas cette zone (à part Vârânasî), j’ai apprécié ce livre qui se lit facilement. J’y ai appris des enseignements très intéressants sur la culture, l’histoire, l’ingénierie hydraulique et les dauphins du Gange.

Carol, de Patricia Highsmith

Peut-être vous avez vu le film de Todd Haynes. Je vous dis ça pour ne pas raconter l’histoire. Je n’aime pas répéter une quatrième de couverture. En une phrase : une jeune vendeuse rencontre une femme bourgeoise et plus âgée, dans les années 1950 à New-York.

Techniquement, Carol est un roman lesbien, un livre LGBT. Second roman de Patricia Highsmith, une autrice spécialiste des thrillers, refusé en 1951, publié en 1952 sous un pseudonyme, vendu par le bouche-à-oreille, il fallut attendre 1985 pour qu’il soit publié en France sous le titre Les Eaux dérobées.

Carol est un grand livre.

Grand livre dans le style. Patricia Highsmith cisèle avec soin le temps suspendu et les détails :

La perle qui frémissait à son oreille ressemblait à une goutte d’eau qu’un souffle aurait pu détruire.

Le vocabulaire n’est pas soutenu, mais le style est littéraire, ceci pouvant décourager ceux qui ne sont pas habitués à lire.

Grand livre dans l’histoire. Certes, quelques longueurs peuvent se rencontrer, surtout dans une société habituée à ce que la protagoniste s’envoie en l’air dès le premier chapitre. Le rythme est volontairement lent, dans un monde déjà rapide en 1950 mais si lent pour nous tous. Ce sont des lignes entières de regards, de sourires, de volutes de fumée, de mains sur l’épaule. Tout en retenue. Le personnage de Carol n’est pas attachant, comme le mien dans Les Dettes de Je. Aujourd’hui, un roman à succès impose souvent la mièvrerie.

Et comme tout grand livre, grand livre dans sa postérité. Carol a changé le regard et l’acceptation de nombreux personnes gay dès sa parution (car comme le dit l’autrice, dans l’avant-propos et la postface (à lire) : personne n’est malade ou s’ouvre les veines à la fin). Ensuite, il attira un public curieux et ouvert.

Laissez-vous emporter par cette magnifique histoire d’amour, tout court :

Son parfum, à nouveau, parvint à Therese, clair-obscur, légèrement sucré, évocateur d’une soie vert sombre, un parfum qui lui appartenait en propre comme à une fleur.

Treize hommes, Sonia Faleiro

Les Santals composent une ethnie en Inde et au Bangladesh, de 6 millions d’individus. Leur langue, leur culture, leur religion… certes affectées par l’Empire britannique puis le reste de l’Inde. Un peuple respectable comme tous les peuples, mais accusés çà et là d’être primitif et arriéré.

Dans ces villages où la police ne se rend jamais – de toute façon, les Indiens se méfient de leur police – des conseils de village rendent justice, une justice pour régler de petits différends ou des affaires de mœurs.

Une habitante de ce village, Baby, après un séjour à Delhi, entendait mener sa vie à sa guise, ou du moins pouvoir aimer un « outsider » un habitant étranger au village, de surcroît musulman et marié.

Or, chez les Santals, on appartient d’abord à la communauté. « ll n’y avait pas de « je » à Subalpur. Si Baby voulait vivre parmi eux, il faudrait qu’elle vive comme eux. Alors que les villageois se rejoignaient dans leur aversion pour Khaleque, son arrivée – l’air frimeur, souriant et chargé de provisions de légumes verts, lentilles et riz pour Baby – devint la source d’une colère croissante ».

Le 22 janvier 2014, après le viol de Delhi, puis celui d’une touriste suisse, et celui commis dans une usine désaffectée de textile, Baby porte plainte pour avoir été violée par 13 hommes de son village.

Sonia Faleiro mène l’enquête après que ce viol cessa d’intéresser les journaux. Dans un style journalistique (froid, technique), Sonia Faleiro nous présente un récit court. Ce récit m’a paru trop succinct, il manque des précisions tant on aimerait en connaître davantage sur ce peuple Santal et la vie des différentes personnes. Ce livre est d’une grande utilité publique pour tous ceux qui s’intéressent à l’Inde ou à l’ethnologie, tant il est instructif. Il faut remercier Sonia Faleiro pour son travail et Actes Sud pour la publication de Treize hommes en français.

Les Yeux de l’océan de Syaman Rapongan

La précieuse maison d’édition L’Asiathèque nous propose un récit autobiographique d’un sexagénaire pêcheur sur Lanyu, « L’île des orchidées » au sud-est et administrée par Taiwan. L’ethnie Tao peuple cette île, administrée par le Japon, puis par la République de Chine (Taiwan). Ainsi, Syaman Rapongan nous présente d’abord les spécificités de sa culture (pêche, rapports aux esprits, médecine, langue, place des hommes et des femmes, etc.). Ce que craignaient les anciens de l’île s’est produit : les Han et la religion catholique ont grignoté la beauté de cette culture, à coup de subventions, alcools de riz, lectures de la bible. Syaman Rapongan part étudier sur l’île principale, un des premiers de sa génération, et sa vie sera modifiée à jamais. Il y subira des traitements vexatoires (enfin, quand on a lu Joothan, c’est difficile d’être aussi bouleversé et révolté).

Les Yeux de l’océan est un livre dépaysant, instructif, un peu trop long par moments, tout en retenue, il m’a manqué un peu d’émotion. Le style de l’auteur ne m’a ni déplu ni plu. Quelques tournures m’ont interpelé, et en général, quand une phrase interpelle le lecteur, c’est qu’elle réveille en lui une émotion, comme dans ce passage :

« Sur l’instant, j’ignorais si ma sœur, encore au début de la trentaine, pleurait de joie, ou si elle versait les larmes de la mal mariée ».

Les Yeux de l’océan est à conseiller pour tous les amoureux de l’Asie, ceux qui ont envie de lire quelque chose de différent, quitte à ce que cela soit un défi.